Le mirifique Pays de Cocagne appartient à la légende, mais surtout à l’histoire.
Il était une fois le pastel…
Il ne fut pas un territoire utopique né de l’imagination des conteurs occitans. Il a existé dans le Midi languedocien, à cheval sur deux siècles, le XIVe et le XVIe, marquant ainsi la renaissance économique et culturelle d’un pays qui avait perdu son indépendance et presque son identité au siècle de Saint-Louis. C’est à partir des rives de l’Agout, navigable en ce temps-là, que le Pays de Cocagne a commencé à conquérir son nom. Sa période de splendeur n’aura duré que soixante-dix ans, mais ce fut assez pour enfiévrer les imaginations.
Le prestige durable du Pays de Cocagne survit à la disparition de sa richesse, vers la fin du 16e siècle. Il repose tout entier sur les vertus tinctoriales des feuilles d’une plante d’apparence modeste, résistante au froid comme à la canicule, affectionnant les terrains calcaires et dont les fleurs s’épanouissent en avril en dégageant une odeur de miel.
Le pastel (Isatis Tinctoria) a fait la fortune de ceux qui l’ont cultivé, transformé (en boule de pastel séché qu’on appelait la cocagne ou la coque), commercialisé enfin via les ports de Bordeaux, Narbonne, Marseille, pour être acheminé vers l’Europe du Nord, celle des grands drapiers des Flandres en priorité ou vers l’Europe du Sud (l’Espagne, l’Italie) et l’Orient.
Tout s’est passé dans un triangle délimité par les villes d’Albi, Toulouse et Carcassonne. Le val d’Agout a été le centre de ce triangle bleu.
La qualité des terrains et du climat (pluie et chaleur) jointe au savoir-faire des pasteliers qui avaient mené à son point d’excellence la délicate élaboration et fermentation (six mois) des coques et de l’agranat qu’on obtenait en concassant la pâte séchée, aboutissaient à ce qu’on considérait comme le meilleur pastel au monde.
Les coques se vendaient par milliers de tonnes chaque année, l’agranat s’échangeait à prix d’or et la réputation de ce pastel d’un bleu exceptionnel rejaillissait sur tout le pays.
L’indigo supplanta le pastel. Napoléon I er s’efforça de redonner vie à cette culture dans sa région d’origine pour concurrencer l’indigo devenu matière rare pour cause de blocus. Pourtant l’aventure de l’innovation est toujours à recommencer.
Aujourd’hui que reste-t-il de cette flamboyante épopée industrielle qui a redonné la fortune à un pays pourtant mortifié par les guerres de religion entre catholiques et protestants ? Outre les splendides hôtels en briques des grands commerçants toulousains du pastel où l’on imagine volontiers des représentations élisabéthaines, on observe un retour de flamme vers cette plante qui n’en finit pas de refleurir sur sa terre d’élection.
Du Temps des Romains à celui des Albigeois
À voyager un peu, beaucoup, passionnément, on a vite fait de se persuader que « la forme d’une ville change plus vite que le cœur d’un homme ».
Dans cette zone de confluence que constituent les vallées du Tarn et de l’Agout, il n’y a pas que les rivières qui se rencontrent et qui fusionnent. Les civilisations et les religions aussi. Il y a huit mille ans que les hommes s’activent sur ces terres, les labourent, les font fructifier, pêchent dans les rivières, tissent et font de la céramique.
Les Romains ont apporté comme partout ailleurs leurs amphores et ont donné aux Gaulois, qui eux inventèrent le tonneau, le goût du vin. On peut dire que ce goût-là est resté puisque les vignes jeunes s’ajoutent désormais aux vignes anciennes.
Les Romains apportèrent la technique de la brique, des tuiles et des pavements des routes. Nous sommes toujours leurs héritiers. La brique, crue ou cuite, et les tuiles règnent ici sans partage, mais aussi sans monotonie, associées à la pierre et aux galets dans les murs des fermes basses flanquées de pigeonniers et qui continuent de rythmer un espace libre de tout excès de construction. Dans la mouvance toulousaine, les villes et villages de la Haute-Garonne et du Tarn sont roses eux aussi.
Si ces terres de si vieilles habitations furent un temps hérétiques, elles ne l’ont été que par excès de spiritualité. La Croisade contre les Albigeois a duré vingt ans. Elle a vaincu. Le plus grand bûcher de celle-ci fut allumé à Lavaur. Mais la croisade n’est pas venue à bout de l’honneur cathare incarné par une femme du nom de Dame Guiraude que l’on continue de célébrer, parce qu’elle est morte enterrée vive au fond d’un puits où l’avaient jetée les soldats de Simon de Montfort.
Les saisons ne changent pas de cap
Au printemps, la campagne est verte comme dans les Highlands écossais ou comme en Normandie puisqu’ici les pommiers sont également en fleurs à cette saison. L’été s’épanouit dans un décor où cyprès et pins parasols aidant, on se croirait en Toscane. La saison chaude finie, l’automne s’annonce après l’éblouissement des tournesols qui précède celui de la vigne. Les villes et les villages sont restés dans leur jus, si on peut dire depuis leur création, avec parfois leurs blessures apparentes qui nous rendent les vieilles demeures restaurées émouvantes.
Pour Paul Ruffié, attaché de conservation du patrimoine auprès de la ville de Lavaur, il n’y a aucun doute c’est un bienfait. « Notre chance, si on peut dire, c’est que nous avons été mis à l’écart des restaurations sauvages. Du moins les bâtiments n’ont pas été dénaturés ».
Aujourd’hui si beaucoup reste à faire dans ce domaine, une grande partie a été menée à bien, aussi bien à Saint-Sulpice-la-Pointe dans ses quartiers anciens qu’à Lavaur autour de la cathédrale Saint-Alain de style gothique méridional qui possède le seul Jacquemart de tout le Sud-Ouest.
Si le Jacquemart sonne les heures et les demi-heures du haut de sa tour romane, ce n’est pas pour nous faire presser le pas, mais au contraire, pour nous permettre de mieux savourer ce qu’André Breton appelait « l’or du temps » et qui prend ici au soleil couchant tout son sens.
Mais si le nom de Lavaur a voyagé au-delà du Channel et cela depuis des lustres, c’est plutôt grâce au tableau le plus célèbre de la National Gallery de Londres, « les Ambassadeurs français », signé d’Holbein le Jeune et qui représente notamment l’évêque de Lavaur, Georges de Selves, ambassadeur de François 1er. Certes ce tableau est plus célèbre à cause du renom du peintre et de la présence d’une anamorphose d’une tête de mort au centre de l’œuvre, qu’à cause du rayonnement de ses diplomates. Et pourtant, la richesse des habits de Georges de Selves laisse bien augurer de celle de l’évêché. Il est vrai que nous sommes au temps béni du pastel.
Après le pastel, la soie.
Sa destinée a été liée au sort d’une manufacture royale installée dans les locaux de l’hôpital de Lavaur et qui ferma ses portes en 1772. Mais pour autant, la vallée de l’Agout n’en avait pas fini avec l’élevage du ver à soie qui fut repris au XIXe siècle avec l’implantation d’une manufacture (en 1812) et de sept filatures (1862) ainsi que par la reprise du « marché aux cocons » qui étaient faits maison.
Si l’on ne tisse plus la soie, quelques mûriers plus que centenaires continuent de tenir bon. On les reconnaît de loin à leur alignement imposant. Le vent ne les a pas courbés, comme il n’a pas courbé les pins solitaires qui furent, il y a quatre siècles, des signes de reconnaissance pour les protestants.
Des deux côtés du Tarn et de l’Agout on roule les « r ».
L’accent chantant de la langue d’origine, la langue d’oc, sous-tend le parler de la langue d’oil et résonne toujours dans les marchés de plein vent qui méritent bien leur nom les jours où l’auta, c’est à dire le vent d’autan, souffle.